Depuis guerre...

La France de 2010 ne ressemble en rien à celle de 1945, c’est une évidence qui se voit. Je me souviens encore de cette séquence des 400 coups tournée dans un théâtre de Guignol. On chercherait en vain en cette année 1959, en plein Paris, un noir, un chinois, un arabe dans ces visages hilares ou terrifiés qui sont ceux des enfants quand ils viennent se chauffer à la fiction des théâtres de marionnettes. Alors, comment tout est arrivé ? Les immigrationnistes disent c’est comme ça et c’est très bien, les complotistes y voient la perversité de nos élites mondialisées vendues aux loges judéo-quelque chose, je préfère diviser en séquences.

Entre 1952 et 1974, la France connaît l’expansion la plus forte de son Histoire récente. Les énergies déployées transforment absolument tout le paysage social, la bourgeoisie n’est plus ce qu’elle était et la France rurale et ouvrière prend un tour métamorphique, les villes sont trouées par les axes automobiles, comme centrifugées dans les grands ensembles, les ZAC, ZUP et compagnie.

L’hexagone est un immense terrain d’expérimentations où la prospérité masque les ascensions sociales et les déclins irréductibles, cette France de Jour de fête qui part en vrille pour ne jamais revenir, oui ne te demande pas pour qui sonne le glas, il sonne pour toi. Des transferts massifs de population sont opérés en provenance de la péninsule ibérique, du Maghreb, des Antilles, bientôt du Vietnam et d’Afrique noire. Chaque vague joue les soutiers de l’industrialisation à marche forcée et de l’urbanisation à coulée continue, c’est le temps des grands rêves caressés d’une fin à venir de la pauvreté et d’une société de l’opulence, on se dit jeune et en forme, c’est là qu’intervient 68.

On veut chevaucher le flux des désirs, on veut vivre mais on ne sait pas trop comment faire, 68 dira cours camarade le vieux monde est derrière toi, on ramassera alors dans ce bibelot aboli d’inanité sonore du mois de mai l’impératif suprême : Jouir sans entraves, le festivisme est né.

Le vieux monde plein de passions basses est radiographié, on ouvre le Carnaval des figures marginales : l’OS algérien danse dans les bras de la sorcière, la folle perdue dans ses falbalas et ses cris aigus tend la croupe au prolétaire, le résistant s’abouche au schizophrène, on s’interroge gravement en hurlant à la répression du désir des enfants, tout devient libidinal et chaque bite enfournée, chaque vulve assaillie, chaque anus dilaté préparent les lendemains d’orgasme, on a convoqué le sabbat, Satan va venir en grande pompe, reste à chier sur la Croix.

En 1976, Chirac signe sa circulaire sur le regroupement familial, Stoléru trouve que c’est une chance pour la France, Coluche fait son sketch sur le CRS arabe, on croit que tout sera toujours comme après 68, croissance, désirs et fous moi là.

Dès lors, intervient un phénomène inédit dans l’Histoire de ce pays : quelque un à deux millions d’immigrants sont accueillis en 30 ans alors que règne un chômage de masse, que le tissu urbain se délite, que la vieille culture française est en miettes, que la délinquance se fait plus juvénile, plus agressive et plus bronzée que dans le temps des petits poulbots.

Comme il n’est plus question de résoudre quelque problème que ce soit, on liquide l’Etat-Nation, on instaure l’antiracisme comme rite commun, on plonge dans le vide avec Le Pen et les frontistes en punching-ball, on agite le spectre des années trente, du fascisme, la music-box du no pasaran tandis que les baby-boomers à capitaux s’agitent et continuent sur le train d’enfer du Jouir sans regrets ni remords.

On bouffera de tous les débats foireux et c’est toujours d’eux qu’ils causent, cette première génération festiviste.

Deux Georges...

Orwell (1903-1950) et Bernanos (1888-1948) : ces hommes sont des contemporains qui ne se sont jamais croisés. Ce n’est pas très grave, l’un comme l’autre n’étaient pas de leur temps et partageaient malgré tout le seul point commun qui vaille pour les écrivains qui dureront : une allergie métaphysique à leur époque. Ce point commun conditionne tout le reste : les désespoirs, les colères, les refus, une certaine façon d’être au monde pour témoigner de l’horreur de vivre et de l’honneur de vivre, au siècle de la mort massifiée.

A ma gauche non stalinienne, George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, rejeton d’une famille anglo-indienne, déclassé comme toute une génération d’intellectuels de cette époque encore ossifiée par les castes victoriennes. On pourra lire le trop méconnu Tels, tels étaient nos plaisirs pour comprendre la charge d’humiliation que peut représenter d’être l’enfant le moins riche dans une prep school au début du siècle dernier.

A ma droite non fasciste, Georges Bernanos, élève des jésuites, né à Paris, mais enfant du Pas de Calais, ce middle of nowhere propice aux angoisses pour le curé de campagne et au suicide pour les Mouchette, ces lolitas de la déréliction.

Quand George Orwell aurait voulu quitter l’Angleterre étouffante de Et vive l’aspidistra ou pré apocalyptique d’Un peu d’air frais, George Bernanos crevait de rage et de tristesse dans la France timorée de la Troisième République, celle de La grande peur des bien pensants, du radical opportunisme et de l’amnésie d’une Histoire de France à qui plus personne ne veut se rallier. Quand Orwell aura été policier en Birmanie dans sa jeunesse, Bernanos, lui aura eu plus souvent qu’à son tour à faire avec les forces de l’ordre : bagarres contre les prêtres ralliés, complots pour restaurer la monarchie au Portugal, coup de poing avec ses copains les Camelots du Roy. « Pour tout dire, j’aimais le bruit ». On ne saurait mieux dire.

Pourtant, Bernanos et Orwell ont aussi eu en partage des allures d’hommes terriblement quotidiens, des postures de héros simenoniens. Il y a dans leurs œuvres respectives des odeurs de garnis, des mélancolies de meublés, des tables d’hôte à la lumière chiche. Ils ont vécu la vie moderne, celle d’après 1918, la vie d’une terre qui commence à se couvrir de non-lieux dirait Marc Augé(1), quartiers sans âme, campagnes quadrillées par le remembrement agricole, hall de gare, de banques.

Bernanos, inspecteur d’assurance, dans les trains entre Fressin et Bar le Duc : « 27 juin 1924. Je vous écris dans un ignoble café de Rethel. Il n’y a d’humain ici qu’une souillon qui va de table en table et répète :Un bock, M’sieu ? ». Orwell, même époque, qui transpose son quotidien mal éclairé d’employé de librairie dans Et vive l’Aspidistra : « Gordon sortit sa clé et tâtonna avec dans le trou de la serrure- dans ce genre de maison la clé ne va jamais parfaitement bien dans la serrure. » Le sordide de l’inadéquation, le post-naturalisme du désastre mais malgré tout la foi chevillée au corps : Dieu pour Bernanos, le Socialisme pour Orwell, et l’urgence d’une œuvre pour les deux.

Retrouver la figure du monde devient un impératif catégorique. Orwell verra la Birmanie, certes, mais il ira beaucoup plus loin à la rencontre de l’homme nu. Pas besoin d’Afrique, d’horreurs coloniales. Le quai de Wigan suffira, exotisme horrible de la silicose des mineurs du nord de l’Angleterre ou Dans la dèche à Paris et à Londres, à perdre sa santé dans les dortoirs qui sentent la tuberculose et les soupes populaires qui sentent le chou : « J'aimerais comprendre ce qui se passe réellement dans l'âme des plongeurs, des trimardeurs et des dormeurs de l'Embankment. Car j'ai conscience d'avoir tout au plus soulevé un coin du voile dont se couvre la misère. » L’expérience d’Orwell aurait évidemment plu à Bernanos, le catholique intégral mais pas intégriste. Bernanos aussi sait que la misère est la honte du monde, mais pour lui c’est Dieu qu’on blesse. Il le scande, il le slame, c’est partout le Christ aux outrages dans les nouvelles fabriques concentrationnaires où crèvent « les humiliés et les offensés ». Apostrophant la bourgeoisie au début des Grands cimetières sous la lune, il écrit : « Il est affolant de penser que vous avez réussi à faire du composé humain le plus stable une foule ingouvernable, tenue sous la menace des mitrailleuses. »

Diogène cherchait un homme, il en aurait trouvé au moins deux avec Orwell et Bernanos et pourtant l’espèce se fait rare dans l’Europe des années trente. On a pris de sales habitudes avec le genre humain depuis les abattoirs de Verdun, du Chemin des dames mais aussi dans les usines Ford taylorisées ou sur les chantiers des grands travaux du nazisme et du fascisme. On a tendance à ne plus distinguer que deux sortes d’individus : l’esclave et le surhomme. C’est ce que fuit Bernanos quand il part au Brésil en 1938, ce monde de robots cruels, celui que peindra en 49 un Orwell agonisant, écrivant 1984 comme un testament. Ces deux-là ont toujours eu l’intuition du massacre et cette intuition, c’est la Guerre d’Espagne qui va la vérifier.

Ils vont lui consacrer chacun un livre qui paraît la même année, en 1938 : Les grands cimetières sous la lune pour Bernanos, Hommage à la Catalogne pour Orwell. La fracture qui s’opère pendant une guerre civile ne s’opère pas seulement entre des classes sociales, des régions ou des ethnies, elle traverse les individus eux-mêmes, dans une sorte de schizophrénie idéologique, de déchirement intérieur. Orwell et Bernanos vont constater la même chose. Le camp qui devrait être le leur est monstrueux. Bernanos devrait acclamer Franco, ses bataillons maures et ses évèques chamarrés, au nom du Christ-Roi et de sa victoire sur le matérialisme athée tandis qu’Orwell devrait soutenir sans nuance l’héroïsme de l’armée républicaine sous équipée, la furie sublime des anarchistes, la générosité des brigades internationales qui montent au feu avec cinq cartouches par fusil. Oui, mais voilà, Orwell et Bernanos sont affligés d’un mal terrible : l’honnêteté.

Engagé dans les rangs du POUM(2), Orwell constate la reprise en main par les plus durs des staliniens du camp républicain. La république veut les avions de l’URSS ? Le guépéou veut des têtes, et elle les aura. Orwell n’oubliera jamais pas les arrestations sauvages dans les rues de la Barcelone de mai 37. Bernanos, quant à lui, osera s’exclamer à propos de ce conflit et la complicité objective du clergé espagnol avec les massacres de paysans et d’ouvriers : « Excellences, Vos Seigneuries ont parfaitement défini les conditions de l’Ordre Chrétien. Et même à vous lire, on comprend très bien que les pauvres gens deviennent communistes. »

Ces deux-la ont eu un courage rarissime chez les intellectuels : être capable de tirer contre leur camp. Ils ne l’ont pas fait par dandysme, mais plutôt par ce qu’Orwell qualifiait fort justement de « common decency » , cet autre manière, modeste, de désigner l’honneur. Cela suffit à les réunir pour l’éternité, et à les ranger côte à côte dans nos bibliothèques, sans souci de cohérence alphabétique mais plutôt par nécessité méthodologique car nous allons avoir de plus en plus besoin des deux, en même temps.

L'empire de la brutalité...

le chef breton Calgacus dont Tacite inventa le discours :

« Et au-delà rien que des flots, des rochers et plus dangereux encore, les Romains, dont on chercherait en vain par la soumission et la réserve à limiter l’insolence. Brigands du monde, depuis que, dévastant tout, ils n’ont plus de terres à ravager, ils fouillent la mer ; avides de posséder si l’ennemi est riche, de tyranniser s’il est pauvre, ni l’Orient ni l’Occident ne les ont rassasiés. Voler, massacrer, ravir, voilà ce que leur vocabulaire mensonger appelle l’empire, et où ils créent un désert, ils disent que c’est la paix »

Tourismisme...

La survalorisation du Sud s'explique autant par des raisons idéologiques (reliquat du tiers-mondisme, mauvaise conscience européenne, pseudo-refoulé de l'esclavagisme) que climatiques (le fantasme des mers du Sud.

Jardin secret...

On dit que le pouvoir corrompt. Il serait plus exact de dire que le pouvoir attire ceux qui sont corrompus ou corruptibles. Les gens sains sont généralement attirés par d’autres choses que le pouvoir.

Pauline n’ira plus à la plage

Eric Rohmer est mort à 89 ans.

Eric Rohmer.
En art, on oublie trop souvent que seule la tradition est révolutionnaire.

Eric Rohmer, royaliste de cœur et cinéaste de génie, a illustré cet apparent paradoxe par des films tellement français que si notre pays disparaissait, on aimerait que les archéologues du futur tombent plutôt sur un dévédé de Ma nuit chez Maud que sur un roman de Christine Angot. Ce serait tout de même mieux pour comprendre qui nous fûmes réellement, pour comprendre ce qui ne mourait pas en nous, malgré toutes les mondialisations malheureuses et tous les désenchantements programmés d’une planète uniformisée par un progrès suicidaire.

En effet, qui mieux que Rohmer pour donner à voir et à savoir ce qu’a été notre façon nationale de jouer avec l’amour et le hasard et d’oublier qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Comment nous avions l’art, également, de parler de sentiments et de raison, un pull bleu marine sur les épaules, tout en contemplant la sensualité rêveuse de Marie Renoir dans L’Amie de mon amie ou la désinvolture acidulée d’Amanda Langlet dans Pauline à la plage.

Eric Rohmer, né en 1920, était l’aîné d’une bande d’élégants voyous cinéphiles et cinéphages que l’on a appelé la Nouvelle Vague à la fin des années 1950. Parce que Godard a tourné La Chinoise au moment du maoïsme, que Chabrol a passé sa carrière à stigmatiser le bourgeois sanguinaire, le garagiste beauf ou la Bovary en robe Paco Rabanne et que Rohmer lui-même a fait jouer à Pascal Gregory un édile du PS dans L’arbre, le maire et la médiathèque, on a souvent cru, par une erreur d’optique assez amusante, que ces garçons dans le vent, barricadés dans les Cahiers du Cinéma, étaient des avant-gardistes las du monde ancien.

C’est oublier un peu vite que Godard ne croit qu’au sujet et à l’individu, pariant toujours sur Pierrot Le Fou et Michel Poiccard contre les flics du structuralisme, que Chabrol est un misanthrope gourmand qui fait lire Céline à des chocolatiers suisses, qu’Alain Cavalier tourne des films splendides de noirceur mais est fasciné par l’OAS comme dans Le combat dans l’Ile ou L’Insoumis et, last but not the least, que Truffaut préfère adapter David Goodis et William Irish plutôt que de faire semblant de s’intéresser aux idées générales.

C’est que la Nouvelle Vague, et Rohmer au premier chef, ont eu une intuition géniale, la même que celle du prince Salina dans Le Guépard : “Il faut que tout change pour que rien ne change.”

Tout changer, cela signifiait rejeter une narration cinématographique usée qui mimait le récit littéraire et à laquelle on ne croyait plus. Tout changer, c’était aussi transformer jusqu’à la nature du son et de l’image avec le Nagra et le 16 mm, c’est à dire savoir dompter sans complexe la technologie. Ce n’est pas un hasard si dans L’Anglaise et le Duc (2001), Rohmer fait appel au dernier cri en matière d’image de synthèse pour parler de la Révolution française et, néanmoins, approuver la lucidité désespérée d’une Grace Elliot royaliste contre la naïveté sympathique et dangereuse de Philippe d’Orléans.

Ne rien changer, en revanche, c’était cajoler cette idée réactionnaire mais incontestable et délicieuse d’un éternel féminin. Ne rien changer, c’était conserver ce goût du français, la langue la plus précise et la plus agréable qui soit pour la conversation, idéale pour disserter du tracé des frontières et de celui des émotions, une langue préservée depuis l’Astrée1 et objet d’une course de relais dans le Temps avec Marivaux, Musset et Morand dans le rôle des passeurs. Cette même langue qui se retrouvait, toujours aussi pure, une nuit enneigée de Noël, à Clermont-Ferrand, dans la bouche délicieuse de Françoise Fabian.

Mais le plus important, pour nous, c’est que nous avons appris les jeunes filles avec Rohmer, le Rohmer des Comédies et Proverbes, ces trésors improbables qui scintillaient dans les sinistres années 1980. Nous avions vingt ans, et sur l’écran nous voyions des garçons qui roulaient en 4L sur des voies rapides mais parlaient comme chez Chardonne. La carte du tendre se superposait magiquement au plan de Cergy-Pontoise. Nous désirions ces femmes qui peignaient des abat-jours dans des boutiques branchées de province. Elles étaient belles comme les amies de nos mères mais avaient la distance amusée des Précieuses et nous disaient, comme Madame Deshouillères : “Un amant sûr d’être aimé / Cesse toujours d’être aimable.”

Quant à nos petites amies, finalement, leur inconstance nous surprenait à peine. Nous étions renseignés depuis longtemps par Pascale Ogier dans Les nuits de la pleine lune : danser sur Elie et Jacno n’empêche pas de badiner avec l’amour, bien au contraire. Et, de toute façon, ce sont toujours elles qui pleurent à la fin.

Comme nous allons, maintenant, pleurer Eric Rohmer.

1.Sujet du tout dernier film de Rohmer, Les amours d’Astrée et Céladon. ↩

Marmontel...

La cause de la justice et de la vérité n’a pour elle que leurs amis, et c’est le petit nombre : la cause des passions a pour elle tous les hommes qu’elle intéresse ou qu’elle peut intéresser, d’autant plus ardents à saisir l’opinion favorable au désordre, qu’elle les sauve de la honte, leur assure l’impunité, et les délivre du remord.