Maurras

Lorsque Gustave Janicaud, directeur de la Gazette de France expédie Charles Maurras à Athènes lors de la “résurrection” des Jeux Olympiques en 1896, celui-ci n’est pas un inconnu sur la scène littéraire française. Critique à l’Observateur français ou à la Réforme sociale fondée par Le Play, fiché comme catholique, il fonde avec Jean Moréas, en 1891 l’école romane qui acclimate en France le terme de classicisme.

Or en 1890 se place l’épisode, conté par Maurice Barrès dans les Déracinés, de la visite d’Hyppolite Taine à celui qui n’est encore qu’un obscur rédacteur, signe d’élection venu des rangs d’un des plus célèbres positivistes français avec Ernest Renan. Maurras est, dès lors, embarqué, estampillé dans l’avant-garde, le genre dandy bohème sans favoris

Des quatre cercles de Charles Maurras, le catholicisme, l’avant-garde littéraire, le positivisme, les félibres provençaux, l’écrivain martégal ne s’éloigne que du premier, perte de foi qu’il expose à son confesseur l’abbé Penon et qui sera définitive. Aussi en 1896, Maurras, s’il fréquente les royalistes de la Gazette de France et du Soleil, est avant tout considéré comme un esthète pour lequel la politique évoque l’équipe bigarrée de la Cocarde qu’anime Barrès en 1894-1895, un précieux qui reçoit l’appui et le soutien d’Anatole France pour la parution de son recueil de contes philosophiques, le Chemin du Paradis en 1895.

Mais l’homme qui professe une manière de doctrine critique recherche la formule de coexistence entre son nationalisme politique et culturel, sa défense du classicisme, ses exclusives à l’encontre des juifs et des protestants, son positivisme de principe, son égotisme et cette soif d’absolu à laquelle se mesure tout littérateur français depuis le décret de Chateaubriand selon lequel « l’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir, il porte en lui l’immensité ».

La Gazette de France publie ses six lettres entre le 15 et le 22 avril 1896, lettres que Charles Maurras, à son habitude de ciseleur, modifie et intègre au coeur d’ Anthinea, paru en 1901. La dédicace énigmatique du recueil, la destinataire probable, la fille Janicaud, situeraient le jeune homme dans le sillage du Chateaubriand de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Tradition galante de l’exposition du soupirant au danger, recherche d’images pour la composition, enfin exposition échevelée des sentiments, toute la gamme du salonnard peint dans les couleurs pastels du chevalier, minnesänger la fleur au fusil, du temps où on faisait la cour avant l’alcôve, du temps du bordel avec manteau grenat, courtisane dépenaillée et turlute interdite, l’alliance du vice et de la vertu, l’attente en cheveux blonds, tombant d’un sofa ottoman avec billet doux et yeux mouillés.

Au signe de Flore, paru en 1931, usait du vocabulaire de la révélation pour indiquer qu’il vécut une conversion au royalisme lors de son séjour athénien, ce qui permettait aux vieux directeur un peu sourd, au vieux pamphlétaire en redingote de l’Action Française, de se démarquer de deux traditions : celle de l’Athènes bourgeoise qui eut la faveur des libéraux et des républicains au XIXème siècle et celle des contre-révolutionnaires depuis Joseph de Maistre pour lequel le seul modèle, via l’inspiration divine de son législateur, était celui de Sparte.

Dans tous les cas, à la manière de Fustel de Coulanges, Maurras pratique la règle de l’écart au modèle antique mais l’éprouve comme un point de perfection indépassable au sein d’une Histoire où le moderne cherche dans les plis des statues de quoi consteller la coulée des laminoirs, comme disait Bashung, c’est comment qu’on freine


« je reviens de là-bas (…)
plus classique que je n’étais auparavant, (…)
plus éloigné et ennemi du christianisme ; (…)
je ne veux plus songer qu’au parfait et au divin »


Charles Maurras à l’abbé Penon

Outre les références à ses confrères passés et présents1, Charles Maurras assène qu’il n’est pas « moderne » et récuse l’imagination, ce qui permet à tout happy few de le reconnaître dans les habits qui sont les siens, néo-classique et positiviste.

Du pont de sa trière à vapeur, l’écrivain provençal vogue vers la Grèce, dépouillé des contingences de l’homme quotidien et de cette unanimité de muet qui fait le chœur de flanelle du collecteur des sentiments du jour. Suit la métaphore du paquebot comme « couvent laïc », sa mise à l’écart des passagers, mise en scène d’une initiation où le « moi supérieur » entre en contact avec les dimensions d’une Grèce antique qui suspend l’Histoire qu’elle soit conçue comme décadence ou progrès.

La première de ces dimensions plonge dans une Grèce dont les récits homériques et la topographie de l’Athènes classique constituent la trame, la deuxième s’octroie une esthétique toute platonicienne, la dernière épouse le pli d’une expérience spirituelle qui ne doit rien au christianisme.
Dès la première lettre, Charles Maurras désigne Homère comme son prophète et « mio dottore » selon une réminiscence dantesque, preuve qu’il n’a pas oublié le portrait d’Ulysse en navigateur tel que l’exécute l’écrivain florentin si bien que le trajet d’Ulysse (le détroit de Messine qui évoque Charybde et Scylla, la mer Ionienne patrie maritime d’Ulysse, les îles Lipari, le Stromboli et l’île de Panaria qui sont les « angéliques substances » du royaume d’Eole) se peuple d’entités divines (Poséidon, la Mer, les vents, le Soleil) nimbées par cet élément lumineux où s’équivalent clarté, lueur et esprit.

De fait, la mer est un tableau composé de « lignes » et d’ « azur », figures géométriques auxquelles s’adjoint la plus parfaite d’entre elles, le cercle, qui renvoient avec ses dégradés, rondeurs et courbes, à la finitude et dès lors à la mesure, principe de tout ordre. L’Idée cernée, il est clair que Maurras se détache de Chateaubriand et va se séparer de Renan.

En effet, le lieu qui ne cesse de faire retour, dans quatre des six lettres, c’est le couple formé par l’Acropole, la « colline saine » et le Parthénon. L’évocation du lieu n’est suspendue qu’à deux reprises : lors du périple maritime et lors de la clôture des jeux. De plus si le lieu ne cesse d’occuper le champ de vision et l’esprit de l’écrivain, jamais ce dernier n’y pénètre.

C’est donc un espace sacré, au principe d’un exercice spirituel qui avait échappé à Renan pour lequel l’œuvre grecque (lumière, raison, vérité) était le programme de toute vie puisqu’elle se confondait avec la Science. Or la Science venant à bout de la Religion tel était le credo de l’homme de Tréguier.

Maurras, à l’opposé du Renan de la prière sur l’Acropole, écarte toute mention du miracle juif puisqu’il se dit incrédule et n’intervient jamais sur le mode de la défense de la Science, ce qu’il recherche c’est une expérience religieuse restauratrice d’un partage des “Races”. En témoignent, lors de son séjour athénien, sa correspondance avec Jean Moréas où il dit baigner dans un rêve fait de voluptés.

Cette jouissance secrète, il l’éprouve lorsqu’il enlace les Propylées, menacé par la marche bruyante d’américains qu’il ne cesse de qualifier de barbares. Cette volupté il la redouble à l’occasion de ce rite étrange sur les hauteurs de Daphni à Eleusis où il brûle un article de François Coppée lors d’un sacrifice en l’honneur d’Aphrodite. Aussi Maurras observe que le « vrai vainqueur de Marathon…venait de collaborer à la défaite de l’Orient sémitique et chamitique par la Grèce aryenne » et que la religion se définit moins par la foi qui individualise et universalise que par « la communauté de ses sentiments, l’unité de sa conscience dans l’espace et dans le temps » où le possessif désigne la “Race”.

2

« Les hommes de diverses races, mis ensemble,
s’aperçoivent que c’est l’empire du monde qu’ils désirent
pour leur langue, leur goût, leurs sentiments
et pour tout ce qui leur est cher.
Voilà le fond de tous ces rêves d’unité et de concorde universelle »


Charles Maurras

Maurras conçoit la race à l’instar de Renan ou de Taine. Du premier il retient la séparation entre races linguistiques indo-européennes et sémitiques si bien que le génie grec, d’une part, et juif, d’autre part, incarnent le plus haut point de perfection atteint par de tels ensembles, génies qu’il juge incompatibles entre eux. Du second, il retient le déterminisme qu’implique l’usage d’un tel concept et le rôle de la longue durée dans la formation des races. De tels ensembles permettent d’affirmer dans le même temps l’existence de totalités culturelles autosuffisantes et la relativité des valeurs qui s’imposent à chacune. En conséquence, Charles Maurras entend combattre le cosmopolitisme associé aux désordres parce ce que ce cosmopolitisme masque la prétention à « L’Empire du monde » de « nos ennemis éternels », les « anglo-saxons ».

De fait, organiser en 1896 les Jeux Olympiques, c’est dénaturer une cérémonie qui suppose une civilisation commune, c’est livrer le Stade à ces « Yankees », ces « athlètes barbares », ces « sottes gens » maniant les « hourras », c’est profaner le Parthénon en l’entourant de deux pavillons chinois.

Ecoeurement et indignation sont les termes dont use Maurras devant ce spectacle, Capharnaüm c’est le nom dont s’affuble Athènes, au contact de ces jeux dont Pierre de Coubertin fut le concepteur. Les Jeux Olympiques sont l’exact opposé du ravissement mystique qui saisit Maurras au pied de l’Acropole, la contrefaçon d’une cérémonie religieuse dont l’écrivain expose les noms et les objets dans la sixième et dernière lettre : la théorie ou procession des athlètes qui à l’encontre des usages antiques suit et non précède les jeux, la récompense des vainqueurs (la branche d’olivier) pour lesquels Maurras forge le néologisme d’ « olympionices », l’invocation de Minerve et d’Apollon, la présence des spectateurs donc d’un peuple, tout est contrefait.

Se rappelant Fustel de Coulanges, Maurras délivre un premier constat, l’unité d’un peuple est de nature religieuse. C’est pour l’avoir oublié que ces Jeux Olympiques dévoilent un autre visage de la modernité : l’affrontement inéluctable des “races” et sa conséquence, la guerre à venir.

Les seules races qu’il distingue ont pour prétention de conquérir le monde à travers leur civilisation. Il s’agit selon Maurras, des « peuples latins », des « prussiens » et des « anglo-saxons ». Or les « Prussiens » parfois qualifiés d’allemands voire de germains et les « anglo-saxons » ne peuvent être aux yeux des peuples dits latins autre chose que des barbares, ce que symbolise dans la quatrième lettre le lutteur danois Jensen qualifié de « brute » et dont le statut racial incertain, entre prussien et anglo-saxon, permet une confrontation avantageuse avec le rusé Christopoulos, incarnation d’un nouvel Ulysse tenant en échec la force pure.

Les « prussiens », tenus dans la deuxième lettre pour des « barbares germains », sont dotés d’un dirigeant, Bismarck, et d’une politique dynastique active puisque la sœur du Kaiser est la femme du dauphin du roi de Grèce. Ils n’en représentent pas moins un danger moindre que ces anglo-saxons dont la langue est un « patois » ou un « jargon » qui infeste la planète mais qui dans le cas des « yankees » est menacé de dissolution interne puisque la mention de Paul Bourget renvoie à son ouvrage de 1895, Outre-mer, qui prédisait la fin du melting-pot et une future guerre des “races” entre nouveaux immigrants et “yankees”.

Ennemi politique dans le cas “prussien” ou maladie universelle en ce qui concerne les “anglo-saxons”, Charles Maurras identifie les obstacles à la résurgence d’une civilisation gréco-latine dont il pense la vocation universelle sous l’égide de la France.

3

« Le salut public …exige…
que la première magistrature de l’Etat
soit au-dessus des lois écrites
ou plutôt constitue elle-même une loi vivante,
un arbitraire intelligent »


Charles Maurras

La dernière leçon que tire Maurras de son séjour athénien est une leçon politique. Il conçoit les « passions patriotiques » comme premières et ne cesse de traiter les drapeaux des nations comme autant de métonymies des peuples en présence. Le « drapeau blanc et noir » du Reich impérial, les « drapeaux de l’Union » pour les Etats-Unis et le drapeau « bleu de ciel » de la jeune nation grecque autant d’affirmations qui composent la signalétique de ces mêmes passions.

La nation chez Maurras est un héritage : d’abord un nom, celui d’ « Hellène » emprunté à l’Antiquité et par lequel les chrétiens byzantins désignaient les païens. C’est aussi la célébration d’une histoire, tel cet épisode du marathon qui révèle la “grécité” enfouie dans ce peuple qui redevient celui de Cécrops. Enfin c’est la défense des valeurs, tel ce sens de la mesure dont s’éloigne pour son malheur le vainqueur de l’épreuve du marathon, Spiro Louys, en un mot une promesse qui tient du serment et dont on ne peut se dédire. La morale de la nation, en conséquence, c’est celle du devoir patriotique inconditionné.

Toutefois le danger qui menace la nation est le désordre que porte la foule qui « hurle et trépigne » mais aussi les parlementaires écartés des « premières charges de l’Etat » et la puissance de l’argent qu’incarne la banqueroute et dont un chef de parti porte la responsabilité, Mr Tricoupis.
Dès lors, la seule fonction porteuse d’ordre est la fonction royale qui incarne la centralité, comme point focal du Stade où les « personnages de sang royal » occupent la tribune, fonction qui suscite le dévouement, celui des fils du Roi Georges, et le charisme, les « Vive le Roi et Vive le Diadoque » proférés par la foule.

La fonction royale préside à l’ordonnancement militaire, non seulement à travers les uniformes dont s’affublent les personnages royaux et qui contrastent avec les « horribles » chapeaux noirs de la foule anonyme, mais surtout lors de la cérémonie de la remise des trophées pour laquelle Maurras compare, sans ironie aucune, le roi, « grave et solennel » à un « bon colonel ».

Outre que l’ordonnancement militaire renvoie à la géométrie donc à cette mesure dont Maurras fait, dans le sillage de Platon, un critère de la beauté, il existe dans le texte une opposition entre le rapport qu’entretient le Roi avec son peuple et celui, inconstant, qui affecte le peuple dans le choix de ses héros, en l’occurrence, Spiro Louys.

Qualifié de « mauvais petit paysan », ce dernier, vainqueur de l’épreuve du marathon et couvert de bienfaits n’est pas à la hauteur de l’amour que lui porte son peuple, il y a là comme un conte à l’usage des boulangistes et une condamnation radicale non seulement des mécanismes démocratiques mais aussi des élans césariens qu’entretient le mythe du sauveur car pour l’auteur martégal la seule autorité qui soit salvatrice, c’est l’autorité légitime, celle que consacrent les siècles.

Maurras n’a pas attendu 1898 et son article sur le colonel Henry pour se lancer sur le chemin de la politique. Dès son séjour athénien, il dispose d’une pensée cohérente. Dès lors qu’un processus de lutte entre « races » est identifié par l’écrivain martégal, il en tire les conclusions politiques qui le conduisent à réclamer la concentration du pouvoir de décision dans une seule main et l’unification spirituelle de la nation autour d’une religion commune, la liaison entre les deux dispositifs passant par la fonction royale.

D’autre part, si les hommes de la Révolution ont pu se penser comme les restaurateurs des républiques antiques et dès lors les contemporains de Lycurgue, Maurras témoigne d’un aspect quelque peu gnostique de la culture humaniste des lycées français. En effet, la culture grecque ne vaut à ses yeux que comme affirmation du génie de la « race aryenne », génie qui s’est transmis à la France lors du XVIIème siècle, dès lors elle est un mystère qui ne s’appréhende que par initiation. Aussi à l’encontre de Condorcet qui situait Athènes sur l’échelle des progrès de l’esprit humain donc à distance, Charles Maurras la dispose dans une intemporalité qui la constitue en objet de culte et de méditation.