Claude Levi-Strauss est mort

Claude Levi-Strauss est mort, on dira de lui dans les nécrologies autorisées, il n’aimait pas les voyages et les explorateurs, on dira qu’il fut anthropologue, ami des indiens, chasseur de mythes, doctrinaire de l’anti-racisme, on dira de lui ce qu’il faut dire quand on est dans la bonne voie, la voie sans issue des tristes topiques.

On oubliera l’ironie mordante de celui qui fut chassé de France un été de 1940 avant de gagner New-York où il découvrit dans la linguistique structurale de Jakobson de quoi renouveler de fond en comble non seulement les méthodes de la recherche ethnologique mais tout simplement l’ontologie substantialiste héritée d’Aristote.

Le structuralisme avec ses déclinaisons françaises, Dumézil, Benveniste, Levi-Strauss, eut pour ambition de délivrer une nouvelle logique de l’identité, une identité différentielle permettant de traiter de la même manière faits de nature et conventions, bien séparés dans la pensée grecque puis dans la philosophie idéaliste allemande tout entière plongée dans le délire substantialiste du sujet qu’il soit connaissant ou engagé dans les aventures de la volonté, sujet vidé de ses particularités ou les pieds dans la glaise du Blut und boden, sujet déplorant, comme Max Weber le silence des prophètes, ou éructant l’advenue du mythe originaire, comme pour Rosenberg.

Le structuralisme fut la dernière épopée intellectuelle de langue française, la tentative de reprendre le flambeau de la science allemande sur les décombres du nazisme. On a pu parler pour Levi-Strauss d’un kantisme sans sujet, d’un kantisme qui n’aurait pas pour catégories les syntaxes singulières d’une langue et pour Idées régulatrices, le monde, Dieu, la causalité, mais un monde pensant de toute éternité humaine, ce monde que le vieil ethnologue voyait mourir avec nostalgie par inflation du nombre et l’emprise démesurée de la technique. Levi-Strauss est mort en compagnon de Heidegger, muet de stupeur devant l’arraisonnement du monde, cette enflure démentielle du cogito déroulant l’univers en compartiments, en espaces de conquête et de destruction dans une sorte de démesure dont le symptôme sont ces villes sans étoiles et ces beautés d’hôpital qui nous chavirent depuis Baudelaire.

Enfin voici ce que disait Levi-Strauss, à propos, des évènements de juin 1967 dans deux lettres à Raymond Aron, « que des français, juifs ou non, aient eu sur les évènements une opinion différente de celle de leur gouvernement, qu’ils l’aient défendu publiquement, rien que de très légitime à cela. Mais qu’ils aient profité de positions de force dans la presse (d’où résultait pour eux une obligation spéciale de mesure et de rigueur intellectuelle) pour répandre des contre-vérités et tenter de modifier ainsi la conjoncture, cela fleurait le complot et je dirais presque la trahison. Comme juif, j’en ai eu honte et aussi, par la suite, de cette impudence étalée au grand jour par des notables juifs osant prétendre parler au nom de tous […] il n’y a pas de vérité historique objective au-delà des manières différentes dont les individus ou groupes perçoivent situations et évènements. Cela est encore plus vrai pour moi dans le cas qui nous occupe, car ma perception de la conjoncture israélienne reste subordonnée à une autre à laquelle je suis encore plus sensibilisé : celle qui se produisit il y a quelques siècles de l’autre côté du monde, quand d’autres persécutés et opprimés vinrent s’établir dans des terres inoccupées depuis des millénaires par des peuples plus faibles encore, et qu’ils s’empressèrent d’évincer. Je ne puis évidemment pas ressentir comme une blessure fraîche à mon flanc la destruction des Peaux-Rouges, et réagir à l’inverse quand des Arabes palestiniens sont en cause, même si les brefs contacts que j’ai eus avec le monde arabe m’ont inspiré une indéracinable antipathie […] à quoi s’ajoute comme juif, le sentiment que tous ceux de même origine qui détiennent les leviers de commande là où l’on forme l’opinion se devaient et nous devaient d’être plus encore que de coutume attentifs au respect des faits. »

La lettre fut rendue publique lors de la parution des mémoires de Raymond Aron, elle ne suscita aucune réaction, aucun commentaire, on se contenta d’accompagner Claude Levi-Strauss dans la gloire muette, le structuralisme était passé, c’était le temps des Sponville, Ferry, Glucksmann, Finkielkraut, Lévy, Minc, Onfray, la petite racaille infatuée qui règne depuis lors.