QUERELLE DE L'ART ET DE LA MORALE

 
Au printemps 1964, une violente polémique éclata entre les écrivains Roger Peyrefitte et François Mauriac, puis s'étendit à leurs admirateurs respectifs.  Une des causes, relativement lointaine, en était un article de Mauriac paru en octobre 1963, lors de la mort de Jean Cocteau.  Après un sursaut prémonitoire, "Ah! l'envie me prend tout à coup d'être sec, net, de ne rien écrire qui ne soit vrais dussé-je choquer.",  Mauriac y avouait que Cocteau l'avait agacé, et s’étonnait " qu’il ait pu faire quelque chose d'aussi naturel, d’aussi simple que de mourir, d'aussi peu concerté";  il ajoutait: "le personnage tragique, certes il le fut: condamné à l'adolescence éternelle, sans échappatoire comme tant d'autres, sans aucune espérance de sursis, interdit de séjour malgré les honneurs et les académies, chassé de cet univers rassurant où une femme nous met la main sur le front du même geste qu'avait notre mère, où les enfants jusqu'à la fin se presseront autour de nous, couvée que la vie ne disperse pas.' (Figaro Littéraire, 26/10/1963)

Toute la dispute va démarrer avec le tournage du film Les Amitiés particulières d'après le roman homonyme publié en 1944.


Dans le Figaro Littéraire du 23 avril, F.M. se plaignait d'avoir vu à la télévision quelque chose d'horrible : un reportage sur le tournage de ce film dans l'abbaye de Royaumont (Val d'Oise) :

"Je ne croyais pas qu'un spectacle pût me donner cette tristesse, ce dégoût, presque ce désespoir.  Comment, me demandais-je, des parents consentent-ils, comment un metteur en scène s'abaisse-t-il? ... Mais je n'aurais jamais cru possible ce qui a suivi: l'auteur lui-même a paru sur le petit écran, non pour plaider coupable, mais au contraire pour nous avertir de ses intentions édifiantes.  Il ne songe, ce bon apôtre, qu'à venir en aide aux éducateurs, aux Jésuites d'abord j'imagine, si le même personnage immonde est passé du livre dans le film.  L'auteur des Amitiés particulières nous a même confié qu'il espérait que ce film aiderait les écoliers à mieux régler leurs sentiments.  Honnête Tartuffe de Molière, inoffensif  Tartuffe dont l'imposture énorme ne pouvait tromper que .l'imbécile Orgon et que l'idiote Pernelle, et qui ne touchait pas à ces petits, comme vous me paraissez innocent..."

Mauriac ajoutait / "L'interprétation exige que des garçons de douze ans soient délibérément plongés, pour votre profit, dans ce bouillon de culture d'où leur âme ne sortira pas vivante. (..) J'accorde que les rapports de l'art et de la morale ne sont pas faciles à régler dans une entreprise qui s'adresse à des millions de spectateurs de toute condition, de toute religion et de tout Age.  Mais l'enfance devrait nous réconcilier.  Il n'y a même pas à ouvrir le débat.  Ces petits garçons que vous nous montrez sur l'écran et qui servent la messe, et qui communient, à quelle histoire osez-vous les mêler?  Et pourquoi la faites-vous bénéficier de cette publicité immense?  Car ce sont des intérêts que vous servez : ces enfants rapportent."

Le metteur en scène Jean Delannoy (1908/) publia dans le Figaro Littéraire du 7 mai la réponse qu'il faisait à Mauriac.  On y lit notamment :

"Je m'étonne qu'un homme de votre qualité puisse juger d'un film sur un reportage de télévision (..) Je puis vous assurer que Les Amitiés particulières ne sera ni un film scandaleux ni un film irréligieux (..) Je me permets de vous citer les conclusions de la commission de censure, après lecture du découpages. La commission de contrôle des films cinématographiques rend hommage aux auteurs qui ont su traiter, avec autant de délicatesse que de tact, un sujet qui paraissait hérissé d’embûches.  Elle ne saurait, en conséquence, retenir l'éventualité d'interdiction aux mineurs, si celui-ci, une fois réalisé, exprimait exactement l'esprit du découpage du film."

La réaction de Roger Peyrefitte fut infiniment plus cinglante.


L'hebdomadaire Arts avait été ranimé en 1959 par André Parinaud (auteur d'une étude sur Colette).  C'est dans le numéro 961 du 6 mai que R.P. publia sa désormais célèbre « Lettre ouverte à M. François Mauriac, prix Nobel, membre de l'Académie Française ». Après une brève entrée en matière Roger Peyrefitte interrogeait l’illustre écrivain :

« Qui êtes-vous, mon cher maître?  Un écrivain que nous admirons, mais un homme que nous ne pouvons plus supporter (..) moralisateur, beaucoup moins pour défendre la morale que pour vous punir, aux dépens d'autrui, de votre penchant irrésistible à l'immoralité. »

Après le reproche relatif à l'attitude vis à vis de Cocteau, le fond du débat :

"Ce poète, ce prince fut le contraire d'un hypocrite, et c'est pour cela que vous le haïssiez même si vous ne l'avez point haï dans votre jeunesse.  Où sont-elles, ces lettres d'amour que vous lui aviez écrites et que vendit Maurice Sachs après les lui avoir volées [..] L'homme à qui vous aviez écrit ces lettres, vous avez eu l’ignominie de le renier, de le vilipender à toute occasion, comme pour abolir et absoudre votre passé - et si ce n'était que le passé! ... Vous avez piétiné son cadavre, chaud encore, dans ce journal où vous vous insultez. [..] Jamais empoisonneur public ne sut mieux son métier.  Non content d'interdire aux autres de toucher à ces sujets vous leur interdisez encore de prononcer les mots de religion et de morale. [..] J'ai parlé de ces lettres adressées à Cocteau et conservées dans des mains jalouses.  Mais on pourrait publier en fac simile celle assez récente, que vous écriviez à l'un de vos plus compromettants collaborateurs, après l'une de vos maladies: " Les battements de votre jeune coeur m'aident à retrouver le goût de cette vie que j'avais cru perdue.  Un jour vous comprendrez que je ne suis qu'un très pauvre homme." Nous ne vous le faisons pas dire, mon cher maître.  C'est le pauvre homme de Tartuffe au superlatif. [..] Vous ameutez contre nous l'escadron des bien-pensants et vous nous menacez de l'enfer!  Y croyez-vous, à l'enfer, mon cher maître, après ce télégramme facétieux (1) qu'André Gide vous expédia de l'au-delà : "L'enfer n'existe pas, tu peux te dissiper" ?

  Roger Peyrefitte citait fort à propos le chevalier de Florian (1755/1794):

La pire espèce des méchants
Est celle des vieux hypocrites.

avant de conclure :

"Je vous citerai le mot d'un fils, un mot que me répéta ce même Cocteau dont vous avez outragé la mémoires 'Je sens que mon père m'a fait sans plaisir.' C'est probablement le mot le plus affreux qu'un fils ait jamais dit sur son père."


Les réactions des gens de lettres furent nombreuses, vives et contradictoires. Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro Littéraire, à Roger Peyrefitte: "Vous êtes méprisable au delà de toute expression."
Jacques Chabannes, président de la Société des Sens de Lettres (SGL), à Roger Peyrefitte.- "Vous avez eu le courage de mettre fin à la plus monumentale escroquerie intellectuelle et morale du siècle."
A la suite de la déclaration de Chabannes, 14 membres (sur 24) du comité de la SGL ont démissionné par désaccord avec leur président, provoquant ainsi la convocation d'une assemblée générale; parmi les démissionnaires, on releva les noms de Robert Sabatier, du duc de Lévis Mirepoix et du duc de Castries.

Yvon Le Vaillant, dans Témoignage Chrétien du 14 mai :

"D'un côté les mains jointes (2), de l'autre les mains baladeuses.  D'un côté le bréviaire, de l'autre la braguette.
Bref : d’un côté François Mauriac et de l'autre Roger Peyrefitte.  Et dès lors que ce vertueux est agressé par ce vicelard, on doit voler d'instinct aux côtés du vertueux, a fortiori, puisque l'on est chrétien.  Ah c'est trop facile!
Quitte à passer pour traître à la charité chrétienne (..) je me refuse vraiment à verser dans cette simplification confortable et rassurante qui (..) donne à l'un le privilège exclusif de la vertu, à l'autre celui du vice.  Peut-être n'ai-je pas l’âge encore de m’accomoder de ce confort intellectuel."

A la suite de cet article, J.M. Domenach, directeur de la revue Esprit, et plusieurs personnalités, dont le futur cardinal Daniélou (décédé en 1974 au domicile d'une prostituée ... ), le futur évêque Pézeril et l'écrivain Pierre Emmanuel, ont adressé à Témoignage Chrétien une pétition déplorant que Yvon Le Vaillant 'renvoie dos à dos Mauriac et son insulteur". Pierre-Henri Simon, du Monde, se joignit à la cacophonie des cris indignés ; "poubelle d'injures", "un procédé qui n'est pas à la hauteur de nos lettres" (Le Monde, 12 mai).


Le journaliste Jean Coquelle, dans Arts, n° 964, 25 mai :

"Je ne sais plus très bien qui avait qualifié M. Mauriac de 'vieille corneille élégiaque', formule nouvelle et plus élégante que 'vieille punaise de sacristie'.  Ce que M. Peyrefitte met au grand jour courait de bouche à oreille depuis très longtemps.  Et voilà le moralisateur étriqué, le fourbisseur de glaives vengeurs qui reçoit largement la monnaie de sa pièce. (..) Que votre journal soit remercié d’avoir ouvert ses colonnes à cet assainissement nécessaire de la pensée.'

Roger Peyrefitte expliqua, dans le même numéro d'Arts, pourquoi il avait réagi si violemment:

'Il y a une accusation que je ne pouvais admettre de personne, et encore moins de lui, c'est l'accusation de 'tartuferie'."

"Il n'y a même pas à ouvrir le débat", affirmait François Mauriac en conclusion de sa malheureuse critique de télévision.  Attitude totalitaire et obscurantiste de quelqu'un qui se voulait à la fois juge et procureur pour un procès à huis-clos.


Quelques auteurs se sont souvenus de cet épisode :

Bertrand Poirot-Delpech (devenu depuis Académicien), dans Le Monde, 8 juillet 1977 : "Dénoncer les hypocrisies relève, pour les minorités sexuelles, de la légitime défense.  Du moins est-ce de bonne guerre, après ce qu'elles ont subi et qu'elles subissent encore."

Daniel Guérin, dans Masques, n° 24, hiver 1985 :

"En avril 1964, dans sa chronique de télévision du Figaro Littéraire, Mauriac commet le faux pas de s'offusquer du passage sur le petit écran de l’ extrait d'un film de Jean Delannoy adaptant Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte.  L'académicien interpelle l'auteur de l'audacieux roman, apparu en personne sur le petit écran, pour avoir "délibérément plongé des garçons de 12 ans dans ce bouillon de culture d'où leur âme ne sortira pas vivante ... Les petits garçons que vous montrez sur l'écran, à quelle histoire osez-vous les mêler? Il plaint 'ces petits poucets livrés à I’ ogre".  Il' exhale "cette tristesse, ce dégoût, presque ce désespoir que lui a procuré un tel spectacle.'
Mal lui en a pris car l'impitoyable Peyrefitte (..) administre au moralisateur une volée de bois vert.  Il fait allusion, entre autres, à tel épisode de sa jeunesse où l’ ogre avait nom François Le Brix (3).  Trois jours après ce mauvais coup, la victime pantelante, saignante, s'affligeait d'avoir reçu le coup de couteau d'un assassin des lettres".  Certes, son "bourreau" y avait été fort.  Mais l'écrivain s'y était imprudemment exposé".

Françoise Verny éditeur, dans Le plus beau métier du monde, 1990: " article ignominieux sur l'homosexualité supposée de François Mauriac", "dénonciateur de la pire espèce". (Dans le même livre, "La Verny" nous apprend que Marc Soriano, Francis Mayor et Charles Orengo ont pratiqué l'homosexualité, que Jean Daniel, Claude Estier et Léo Hamon s'appellent en réalité Jean Bensaid, Claude Ezrati et Léo Goldenberg.  Souvent femme varie sur le sujet de la discrétion, comme récemment Françoise Giroud à propos de la photo de la jeune Mazarine Pingeot, fille d'une très haute - sinon grande - personnalité ...

Dr Louis Bertagna, psychiatre, dans Lire, mars 1991 : "François Mauriac, qui fut lui-même un critique très sévère, a été terriblement blessé par certaines critiques et notamment par celles, particulièrement assassines, de Roger Peyrefitte dans Arts."

Daniel Garcia, dans Jean-Louis BORY, chapitre  XI,  Flammarion 1991 : "Roger Peyrefitte publia en 1964 un pamphlet contesté mais retentissant contre Mauriac où il disait, en substance, que ce vieil homosexuel n'avait de leçon de morale à donner à personne." (Daniel Garcia a reconstitué l'histoire de l'hebdomadaire Arts)




(1) Le romancier Roger Nimier (1925/1962) était l'auteur de ce télégramme, expédié en février 1951.
(2) François Mauriac avait publié en 1909 un recueil de poèmes précisément intitulé Les Mains jointes.
(3) En 1923 François Le Grix s'était associé à l'intervention de Jacques Maritain auprès de Gide, en vue de le faire renoncer à la publication de Corydon.